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A la suite des propos tenus dans La Tribune de Genève par le conseiller national Jacques Bourgeois, directeur de l'Union suisse des paysans, l'association PEA lui a adressé la lettre ouverte suivante, visant à lui apporter quelques informations nécessaires au débat en cours sur la légitimité de l'élevage, et à l'inviter à poursuivre la discussion :

 

Monsieur,

Par la présente, nous souhaitons répondre à vos propos concernant notre manifestation, publiés dans les quotidiens La Tribune de Genève et le 24 Heures du 18 août 2015.

En effet, l’association PEA propose que notre société se dirige vers une agriculture entièrement végétale et évolue en direction d’une culture respectueuse de la vie des animaux. Vous serez donc directement concerné par de telles transformations et nous souhaitons donc répondre à vos interrogations et vous exposer notre position de manière détaillée.


Depuis plusieurs décennies, de nombreux auteurs critiquent notre rapport actuel aux animaux et il est utile de vous exposer certains de leurs propos afin que vous compreniez mieux notre point de vue.

C'est en 1970, que le psychologue Richard Ryder a forgé par analogie avec le racisme et le sexisme le concept de « spécisme » afin de désigner l'idéologie qui considère que la vie et les intérêts des animaux peuvent être négligés simplement parce qu'ils sont d'une autre espèce. En se basant sur la théorie de l'évolution de Darwin, il constate qu'il y a une continuité biologique entre les humains et les autres animaux et explique que celle-ci implique qu'il y ait également une continuité d'un point de vue moral. N'inclure que les êtres humains dans la sphère de considération morale serait donc spéciste, injuste et irrationnel.

Mais c'est en 1975 que le philosophe Peter Singer a popularisé le terme de spécisme avec son ouvrage La libération animale. Il y indique que c'est la capacité à souffrir qui devrait servir de critère pertinent pour savoir qui doit rentrer dans le cercle des êtres devant être traités de manière juste. Il reprend ainsi à son compte les paroles du philosophe et juriste Jeremy Bentham : « La question n'est pas : peuvent-ils raisonner ? ni : peuvent-ils parler ? mais : peuvent-ils souffrir ? ». Et Singer conclut qu'il faut étendre le principe fondamental d'égalité de considération des intérêts aux membres des autres espèces.

Le philosophe Tom Regan, lui, a produit en 1983 une théorie des droits des animaux basée sur le critère de « sujet-d'une-vie ». Il part du fait que nous attribuons le droit à être traité avec respect aux êtres humains non rationnels, y compris aux enfants en bas âge, aux personnes séniles et aux handicapés mentaux gravement atteints. L'attribut essentiel que partagent tous les humains n’est donc pas la rationalité permettant de faire des mathématiques ou de justifier un choix moral, mais le fait que chacun d’entre nous se soucie de sa propre vie, possède une vie qui lui importe. Nous faisons l’expérience du fait d’être des « sujets-d’une-vie », ce qui implique qu'on doit être traité avec respect. Or, de nombreux animaux ont aussi une vie mentale, ressentent des émotions et font une expérience subjective d'une vie qui leur importe, faisant qu'ils sont aussi des « sujets-d’une-vie » devant être traités avec respect. Selon Regan, cela signifie qu'on doit arrêter de les traiter comme un simple moyen pour une fin, et que la société doit par exemple abolir l'expérimentation animale et l'élevage pour la viande.

Le professeur de droit Gary Francione, en se basant sur la sensibilité des animaux et après une analyse de leur statut juridique, est arrivé à la conclusion que le fait de reconnaître une valeur morale aux animaux impliquait d'arrêter de les considérer comme une ressource et d'abolir leur statut de propriété dans nos ordres juridiques. Dans ses écrits, il met aussi en lumière ce qu'il appelle « la schizophrénie morale » des sociétés occidentales dans lesquelles l'on caresse des chats et des chiens, tout en considérant d'autres animaux ressentant également des émotions comme une matière première pouvant être utilisée à notre guise.

Par ailleurs, indépendamment de ces auteurs, les principes moraux généralement admis dans notre société incitent également à une remise en question de notre rapport aux animaux, qu'il s'agisse de la critique de la loi du plus fort, du refus de la violence ou de l'idée que les discriminations ne devraient pas exister dans une société civilisée.

En effet, tous les êtres sensibles sont égaux face à la souffrance et veulent vivre une vie heureuse sans subir de violence. Notre position est donc qu’il est nécessaire d’élargir le cercle de considération morale afin que celui-ci intègre tous les êtres ressentant des émotions et dotés d'une vie mentale.

Passons actuellement en revue les arguments que vous avancez.

Vous signalez que vous différenciez entre les « animaux domestiques » et les « animaux de rente ». Mais il est tout d’abord utile de rappeler que les animaux d’élevage sont également issus de la domestication, ils sont donc par définition des « animaux domestiques » par opposition à des « animaux sauvages ». Il est probable que vous ayez plutôt voulu dire que vous faisiez une distinction entre les « animaux de compagnie » et les « animaux de rente ». Mais un problème philosophique survient alors. En effet, alors que les chiens et chats sont considérés comme des « animaux de compagnie » par la plupart des citoyens suisses, ils sont plutôt mis dans la catégorie « animaux de rente » par divers pays asiatiques et même par certains individus en Suisse. Mais l’intérêt à vivre une vie la plus longue et la plus heureuse possible peut-il s’anéantir simplement parce qu’on place arbitrairement un être sensible dans cette deuxième catégorie appelée « animaux de rente » ? En Chine, il serait donc légitime de tuer des chiens et chats sans nécessité, mais pas en Suisse ?

Internet regorge de divers cas de cochons devenus des « animaux de compagnie ». Ces animaux ont-ils reçu par magie un intérêt à ne pas subir de violence à partir du moment où les humains les ont placé dans cette catégorie ? Ou est-ce que cet intérêt était préexistant à toute classification humaine ? Il est évident que tous les êtres sensibles ont un intérêt à éviter la souffrance et la violence indépendamment des étiquettes que les humains tentent de leur coller. Comme le signale le professeur Gary Francione, notre comportement actuel vis-à-vis des animaux relève de la « schizophrénie morale ». Celle-ci est totalement irrationnelle et basée simplement sur une éducation que nous avons reçue, mais elle ne comporte absolument aucune justification logique. Cependant, la civilisation implique d’agir de manière éthique et d’abolir les pratiques injustes qui se fondent uniquement sur des choix arbitraires, qui causent du dommage à autrui et qui ne sont justifiées par aucun argument rationnel.

Vous tentez également de justifier la chasse de loisir en disant que les populations animales doivent être régulées. Mais en observant les statistiques de chasse et voyant les espèces abattues, on a davantage l’impression que la chasse n’a pas pour but de « réguler » les animaux sauvages, mais bien d’en abattre le plus possible, tout en essayant de faire en sorte que les survivants soient suffisamment nombreux pour se reproduire et assurer l'existence de proies pour la prochaine chasse. Le nombre des animaux abattus en 2013 s’élève à au moins 114'784 individus. D’ailleurs, il est intéressant de remarquer que les chasseurs se déclarent être des « amoureux de la nature », mais leur concept de l’amour intègre-t-il la nécessité de tirer sur les oiseaux qui passent au-dessus de leurs têtes ? Plus le nombre d'animaux d'une espèce baisse, plus la population d'une autre augmente et il faut ainsi également la « réguler ». Dire que la chasse maintient en harmonie les populations animales est donc erroné, étant donné qu’elle recrée des déséquilibres.

A l’instar des « baby-booms » survenant chez les humains après des périodes de guerre, il est admis par divers scientifiques qu’après des périodes de chasse causant de nombreux morts, les individus restants de l’espèce se reproduisent encore davantage, ce qui neutralise l’effet de la chasse.

Dans les cas réellement nécessaires, il serait possible de réguler les populations animales de manière éthique en ayant par exemple un service de vétérinaires stérilisant une partie des animaux lorsqu'ils sont en trop grand nombre.

En tous les cas, le fait que ce soit l'espèce responsable du plus grand nombre de déséquilibres écologiques qui se donne le droit de tuer d'autres êtres sensibles afin d'éviter des déséquilibres est plus qu'illogique. Que penserait-on si quelqu’un proposait de tuer des humains pour réduire le nombre d’individus de l’espèce créant le plus de dégâts sur Terre ? Les autres habitants sensibles de notre planète ne méritent-ils pas également une considération pour leur vie ?

Vous mentionnez également le fait qu’il existe une loi suisse sur la protection des animaux, mais vous n’êtes pas sans savoir que celle-ci comporte de nombreuses exceptions. A titre d’exemple, l’art. 95 al. 2 let. a de l’ordonnance sur la protection des animaux signale que les cirques ne sont pas obligés de respecter les règles sur la détention des animaux… Il vous est impossible d’ignorer que la loi suisse permet de séparer les vaches de leurs petits veaux, ce qui cause énormément de souffrances autant pour le nouveau-né que pour sa mère. Par ailleurs, l'article 183 de l'ordonnance sur la protection des animaux prévoit que les poussins à peine nés peuvent être gazés ou broyés vivants (« homogénéisés »).

Vous savez probablement qu’il n’y a pas suffisamment de contrôles des élevages et qu’en réalité la loi suisse n’est parfois simplement pas du tout appliquée. Des documentaires tournés récemment en Suisse ont constaté les conditions horribles dans lesquelles vivaient de nombreux animaux.

Par ailleurs, la loi suisse ne remet pas encore en question le fondement même de notre rapport de domination sur les animaux. Or, il est éthiquement impossible de justifier de tuer des êtres ressentant des émotions simplement pour satisfaire des habitudes alimentaires ou pour des raisons commerciales. La vie d’un être doté d’une vie mentale et faisant une expérience subjective de son existence a de la valeur et celle-ci doit être prise en considération.

Pour finir, vous soulevez des doutes concernant la possibilité d’avoir un apport protéinique à base de végétaux. Ceci est fort surprenant de la part du représentant des agriculteurs suisses qui devrait pourtant connaître les propriétés nutritionnelles des céréales et des légumineuses, cultivées depuis des millénaires par les humains. Nous vous informons ainsi que les protéines peuvent être trouvées dans divers aliments : riz, lentilles, couscous, pois chiches, pain, houmous, polenta, haricots, soja, quinoa, etc.

De plus, il convient de citer la position de l'Association américaine de diététique, la plus grande organisation de diététiciens et nutritionnistes dans le monde qui compte près de 72'000 membres, et qui indique que les régimes végétariens, y compris les régimes végétaliens, « planifiés de façon appropriée sont sains, nutritionnellement adéquats et peuvent fournir des avantages pour la santé dans la prévention et le traitement de certaines maladies. » Leur rapport scientifique stipule que « les régimes végétariens bien planifiés sont appropriés pour les personnes à tous les stades du cycle de la vie, y compris la grossesse, l'allaitement, la petite enfance, l'enfance et l'adolescence, ainsi que pour les athlètes ».

Divers sportifs de haut niveau obtiennent leurs nutriments de sources purement végétales. En 2011, l’homme ayant gagné le titre de l’homme le plus fort d’Allemagne était un végétarien. Scott Jurek, qui a détenu le record des 24h de course à pied et a gagné deux fois le Spartathlon (course en Athènes et Sparte de 246 km), a également une nourriture purement végétale. Carl Lewis, qui a rapporté 10 médailles olympiques, dont 9 en or, était végétalien. Vu ce qui précède, il est facile de constater que les arguments que vous avez formulés ne résistent pas à l’analyse. En effet, la raison nous pousse à changer radicalement notre rapport aux autres animaux avec qui nous partageons cette planète.

Conscients que vous ne connaissez pas encore la cuisine végétale, c'est très cordialement que nous vous invitons, à une date de votre convenance, à poursuivre cette discussion autour d'un délicieux repas… dans un restaurant végétalien, bien sûr ! Nous serions ravis de discuter avec vous des problèmes liés à l'élevage et aux solutions qu'il serait possible d'y apporter.

En espérant que le débat sur ces problématiques se poursuivra entre nous, nous vous présentons, Monsieur, nos meilleures salutations.

Association PEA,

Anushavan Sarukhanyan