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L'intelligence des poissons

Les poissons sont très différents de nous et suscitent moins d'empathie que les mammifères. Ils vivent dans l'eau, n'ont pas d'expression faciale ou de cri audible par l'oreille humaine. Ils sont aussi les victimes d'une conception périmée de l'échelle de l'évolution, selon laquelle ils sont les plus primitifs des vertébrés (conception absurde puisque tous les êtres vivants sur terre ont un arbre généalogique de 3,5 milliards d'années et sont donc tous aussi évolués). On les imagine peu ou pas sensibles, dépourvus d'intelligence ou de mémoire, ne réagissant que par instinct.

C'est pourquoi nous n'accordons pas la même considération morale aux poissons qu'aux animaux à sang chaud. La législation protégeant les poissons est beaucoup moins contraignante que celle protégeant les mammifères et les oiseaux d'élevage [1]. De même, certaines personnes boycottent la viande pour des raisons éthiques mais continuent de manger du poisson.

Pourtant, la recherche éthologique, notamment ces quinze dernières années, nous a montré qu'il n'y avait plus lieu de faire une différence nette entre les poissons et les animaux à sang chaud. En voici un aperçu.


Les poissons sont des êtres sensibles

Comme les autres vertébrés, les poissons possèdent des nerfs sensitifs et perçoivent la douleur. truite_arc_en_ciel.png Une expérience désormais classique le montre [2]. On injecte dans la lèvre de truites (photo : truite arc-en-ciel) une substance douloureuse (venin d'abeille ou vinaigre blanc) ou un placebo (liquide physiologique). Par rapport au groupe placebo, les truites ayant reçu la substance douloureuse sont plus agitées, se désintéressent de la nourriture, compressent parfois leur lèvre contre la vitre de l'aquarium. Si, par contre, on administre de la morphine àces truites, on n'observe plus de différence entre les deux groupes.

Les truites sont normalement craintives face à un nouvel objet. Quand, pendant l'injection, on place une tour en lego dans leur aquarium, les truites endolories ne cherchent guère à l'éviter lorsqu'elles reviennent, au contraire des truites sous placebo. Cela montre que l'attention qu'elles portent à leur environnement est perturbée par la douleur. Autrement dit, les truites ressentent consciemment la douleur.

Les truites éprouvent diverses émotions. S'il y a une truite dans l'aquarium adjacent au leur, les truites s'approchent de la vitre car ce sont des animaux sociaux. Si l'on fait circuler devant la vitre un courant électrique suffisamment fort pour être désagréable (sans être franchement douloureux), les truites bravent l'inconfort pour profiter de la compagnie de leur congénère. Les poissons rouges, qui sont moins sociaux, préfèrent dans cette même situation rester dans la partie confortable de leur aquarium [3].

Mémoire à long terme

poisson_rouge.png Contrairement à la légende, les poissons rouges (photo), et les poissons en général, ont une mémoire à long terme. Une carpe blessée par un hameçon s'en souvient encore un an plus tard et l'évite [4]. Des expériences menées en aquarium montrent que les poissons arc-en-ciel se souviennent de leurs apprentissages au moins pendant onze mois [5] (l'expérience n'a pas duré plus longtemps). La mémoire des poissons a parfois de quoi étonner.

Les saumons, par exemple, retournent pondre dans leur rivière d'origine, fût-elle distante de plusieurs centaines de kilomètres, et ce plusieurs années après l'avoir quittée. Ils se repèrent principalement à l'odeur, car chaque rivière a un goût et un parfum unique [6].

Mémoire spatiale

gobie.png Un exemple frappant de mémoire visuelle est celui des gobies (photo). Ces poissons vivent en zone côtière, dans des petits bassins qui se forment à marée basse dans les rochers. Lorsqu'un oiseau essaye de les manger, les gobies sautent d'une mare à une autre, et ce sans s'écraser contre la roche. Comment font-ils, sachant qu'ils ne peuvent pas voir les autres mares ? En fait, ils mémorisent la topographie des lieux pendant la marée haute, voient où se trouvent les creux et en déduisent la position des flaques à marée basse. Une expérience dans un bassin artificiel a montré qu'il leur suffit d'une seule session à marée haute pour mémoriser la topographie du bassin [7].

D'autres expériences consistant à déplacer des poissons sauvages montrent qu'ils retrouvent leur chemin sur une distance dépassant les 20km [8], et ce, même après plusieurs mois de captivité [9].

Mémoire des événements

Si on les nourrit à une heure particulière dans un coin particulier de leur aquarium, certains poissons, comme l'omble chevalier [10] ou le méné jaune [11], s'y rendent à l'heure du repas. Ces constatations sont corroborées par des observations en milieu naturel. Les pomacentridés, des poissons planctonophages, se concentrent sur les zones riches en plancton et ne revisitent pas tout de suite les zones exploitées; ils attendent que le plancton repousse [12].

Autre exemple, les proies évitent certains endroits à certains moments de la journée, moment où des prédateurs s'y trouvent. Donc elles lient certains souvenirs (rencontre avec tel prédateur) à un lieu particulier et à un moment particulier, et agissent en fonction de ces informations.

Pierre Sigler


[1] Brown, Culum. "Fish Intelligence, Sentience and Ethics." Animal Cognition, June 19, 2014.
[2] Sneddon, Lynne U. « The Evidence for Pain in Fish : The Use of Morphine as an Analgesic ». Applied Animal Behaviour Science 83, no 2 (septembre 2003) : 153‐162. doi:10.1016/S0168-1591(03)00113-8. Discuté dans Braithwaite, Victoria. Do Fish Feel Pain ? Oxford; New York : Oxford University Press, 2010.
[3] Millsopp, Sarah, and Peter Laming. "Trade-Offs between Feeding and Shock Avoidance in Goldfish (Carassius Auratus)." Applied Animal Behaviour Science 113, no. 1-3 (September 2008) : 247-54.
[4] Beukema, J.J. Angling experiments with carp (Cyprinus carpio L.). II. Decreasing catchability through one-trial learning. Netherlands Journal of Zoology, 20, (1970) : 81-92.
[5] Brown, Culum. "Familiarity with the Test Environment Improves Escape Responses in the Crimson Spotted Rainbowfish, Melanotaenia Duboulayi." Animal Cognition 4, no. 2 (October 1, 2001) : 109-13.
[6] Ueda, Hiroshi. « Physiological Mechanism of Homing Migration in Pacific Salmon from Behavioral to Molecular Biological Approaches. » General and Comparative Endocrinology 170, no. 2 (January 2011) : 222-32. doi:10.1016/j.ygcen.2010.02.003.
[7] Aronson, L.R. Further studies on orientation and jumping behaviour in the gobiid fish, Bathygobius soporator. Annals of the New York Academy of Sciences, 188, (1971) : 378-407.
[8] Carlson, H.R. & Haight, R.E. Evidence for a home site and homing of adult yellowtail rockfish, Sebastes flavidus. Journal of the Fisheries Research Board Canada, 29, (1972) : 1011-1014.
[9] Green, J.M. High tide movements and homing behaviour of the tidepool sculpin Oligocottus maculosus. Journal of the Fisheries Research Board Canada, 28 (1971):383-389.
[10] Brannas, Eva, Ulf Berglund, and Lars-Ove Eriksson. "Time Learning and Anticipatory Activity in Groups of Arctic Charr." Ethology 111, no. 7 (July 2005) : 681-92.
[11] Reebs, Stephan G. "Can a Minority of Informed Leaders Determine the Foraging Movements of a Fish Shoal ?" Animal Behaviour 59, no. 2 (February 2000) : 403-9.
[12] Noda, Mikio, Kenji Gushima, et Shunpei Kakuda. "Local Prey Search Based on Spatial Memory and Expectation in the Planktivorous Reef Fish, Chromis Chrysurus (Pomacentridae)". Animal Behaviour 47, no 6 (juin 1994:1413‐1422).