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La vie sociale des poissons

Les poissons sont très différents de nous et suscitent moins d'empathie que les mammifères. Ils vivent dans l'eau, n'ont pas d'expression faciale ou de cri audible par l'oreille humaine. Ils sont aussi les victimes d'une conception périmée de l'échelle de l'évolution, selon laquelle ils sont les plus primitifs des vertébrés (conception absurde puisque tous les êtres vivants sur Terre ont un arbre généalogique de 3,5 milliards d'années et sont donc tous aussi évolués). On les imagine peu ou pas sensibles, dépourvus d'intelligence ou de mémoire, ne réagissant que par instinct.

C'est pourquoi nous n'accordons pas la même considération morale aux poissons qu'aux animaux à sang chaud. La législation protégeant les poissons est beaucoup moins contraignante que celle protégeant les mammifères et les oiseaux d'élevage [1]. De même, certaines personnes boycottent la viande pour des raisons éthiques mais continuent de manger du poisson.

Pourtant, la recherche éthologique, notamment ces 15 dernières années, nous a montré qu'il n'y avait plus lieu de faire une différence nette entre les poissons et les animaux à sang chaud. En voici un aperçu.


Reconnaissance individuelle et liens sociaux

vie_sociale.png Quasiment tous les poissons étudiés reconnaissent leurs congénères individuellement. Beaucoup sont des animaux sociaux, vivent dans des groupes stables où chacun se connaît, ou s'organisent par couples, tels les parents cichlides, qui s'occupent souvent à deux de leurs petits. Pour se reconnaître, ils utilisent l'odorat, la vue, et l'ouïe (ils reconnaissent la voix de leurs congénères). Les guppies peuvent reconnaître une quarantaine d'individus [1].

Dans les publications scientifiques, on évalue la familiarité entre poissons par leur propension à nager de concert. Les affinités se forment sur la base du comportement antérieur du congénère, du nombre et de la durée des interactions [2]. Les poissons préfèrent ainsi les individus les moins agressifs et les plus coopératifs [3]. En quantifiant les affinités et les interactions, les éthologues sont capables de cartographier les réseaux sociaux au sein d'un banc de poissons [4].

Apprentissage social

girelle.png L'apprentissage social est l'apprentissage auprès des pairs. Les ménés par exemple, s'immobilisent si un congénère leur signale un danger. Si on introduit des jeunes gorettes jaunes dans un groupe d'anciens, puis qu'on retire les anciens [5] deux jours plus tard, on constate que les jeunes ont acquis les habitudes des anciens.

Cet apprentissage peut donner lieu à des traditions. Par exemple les lieux de pontes, de repos ou les circuits de recherche de nourriture sont souvent transmis d'une génération à l'autre. Si, dans un récif corallien, on remplace une population de girelles (photo) par un autre groupe de girelles, la nouvelle population de girelles adopte d'autres lieux de ponte, de repos ou de recherche de nourriture et les transmet à la génération suivante [6].

Statut social et inférence transitive

Les poissons vivent souvent dans des groupes hiérarchisés. Mais, comme tout combat entraîne un risque de blessure, il leur faut éviter de se battre dans la mesure du possible. Pour cela, il est essentiel de se représenter la structure sociale du groupe et la force relative des uns et des autres.

Et pour cela, il faut être capable de pratiquer l'inférence transitive, c'est-à-dire un raisonnement du type : Si A < B et B < C, alors A < C. Pour vérifier si des poissons pouvaient faire ce raisonnement, des éthologues de l'université de Standford ont réalisé des expériences en aquarium avec des cichlides, car ces poissons défendent farouchement leur territoire durant la saison des pontes et attaquent donc les poissons non familiers qui s'approchent de leur nid. Dans une première phase, un cichlide observe, depuis un aquarium central, des combats où le poisson A l'emporte sur B, où B l'emporte sur C, C sur D et D sur E.

Dans une deuxième phase, on raccorde l'aquarium de l'observateur à ceux de deux des combattants (ne s'étant pas affrontés auparavant, comme B et D). Quand il est contraint à la confrontation, l'observateur choisit d'affronter le plus faible des deux [7].

La chasse coopérative

merou.png Le mérou (photo) est un prédateur poursuivant ses proies, alors que la murène (une anguille) chasse plutôt en embuscade (d'où l'expression y avoir anguille sous roche). Quand une proie du mérou se réfugie dans corail, elle peut mettre du temps à ressortir et le faire à un autre endroit.

Aussi, les mérous vont chercher de l'aide [8]. Les anguilles, de jour, restent dans des anfractuosités. Le mérou hoche la tête plusieurs fois par seconde pour se signaler. Parfois l'anguille reste indifférente mais souvent elle se lève et suit le mérou, qui la mène à l'endroit où se cache la proie. L'anguille se met à chercher. Parfois le mérou indique à l'anguille par où entrer dans le corail (il pose son nez à l'endroit en question et se met à la verticale).

La moitié du temps, l'anguille fait sortir la proie qui tombe dans les griffes du mérou. Dans l'autre moitié des cas, l'anguille capture la proie dans le corail et la mange. La proie n'étant pas divisible, c'est une façon de répartir équitablement le butin. La chasse coopérative entre individus d'espèces différentes est rare dans le monde animal. On ne sait pas comment cette coopération a commencé, mais le résultat est impressionnant et la pratique s'est répandue par transmission culturelle (par observation et imitation).

L'intelligence machiavélienne

labre_nettoyeur.png On observe chez certains poissons des stratégies sociales complexes et pittoresques, comme l'illustre le cas du labre nettoyeur (photo), un poisson des mers chaudes de la taille d'une souris [9].
L'histoire se passe dans les récifs coralliens de la mer rouge. Les labres nettoyeurs sont des poissons qui proposent aux autres poissons du récif de leur faire la toilette. Ils mangent leurs parasites, leurs peaux mortes ou les morceaux de nourriture coincés entre leurs dents. En un mot, nourriture contre bien-être. Les labres demeurent dans des lieux précis appelés station de nettoyage.

Ils peuvent travailler seuls ou en équipe (souvent, un mâle et 5-7 femelles, les labres vivent fréquemment en harem) et pratiquer jusqu'à 2 000 interactions par jour. Ils proposent également à leurs clients des massages, qu'ils prodiguent avec leurs nageoires pectorales et ventrales, en se plaçant sur le dos de leur client. Des chercheurs ont effectué des prises de sang à des poissons régulièrement massés, et ils ont relevés des taux de cortisol, l'hormone du stress, plus bas.

Le machiavélisme de cette histoire vient du fait que les labres ont une forte préférence pour le mucus, le gel insoluble qui enduit la peau des poissons et les rend glissants, diminue les frottements avec l'eau, les rend difficiles à attraper par les prédateurs, protège leur peau des infections, des agressions chimiques et des coups de soleil. Or, si les labres ont envie de manger le mucus, les clients ont évidemment intérêt à ce que le nettoyeur ne le mange pas : le mucus est fort utile et les morsures désagréables.

Il y a trois sortes de clients, avec lesquels les labres adoptent des stratégies différentes:

  • Les prédateurs. Eux sont susceptibles de manger le nettoyeur s'ils ne sont pas contents de ses services. C'est pourquoi les labres sont très coopératifs avec eux. Ils ne mangent pas leur mucus et leur prodiguent de nombreux massages.
  • Les résidents. Ces poissons se déplacent peu et donc n'ont à leur disposition qu'une seule station de nettoyage. Leur seul moyen pour obtenir un bon service est de punir le nettoyeur si le service est mauvais. Aussi tancent-ils les mauvais nettoyeurs : ils les poursuivent en leur donnant des coups. À la visite suivante d'un résident les ayant réprimandé, les labres sont généralement aux petits soins : ils ne mangent pas de mucus et leur prodiguent moult massages.
  • Les visiteurs. Ces poissons se déplacent beaucoup et peuvent donc mettre en concurrence plusieurs stations de nettoyage. S'ils ne sont pas contents du service, ils s'en vont simplement et fréquentent une autre station.

Les relations avec les visiteurs sont complexes. En premier lieu, on observe que les labres offrent un meilleur service aux visiteurs familiers qu'aux visiteurs inconnus. Ils choient leurs habitués. À l'inverse, décevoir un client de passage est moins grave, semble-t-il, pour les affaires.

Souvent, lorsqu'un labre toilette un poisson, le client suivant est déjà présent et observe le labre travailler. Les observations de terrain et les expériences en aquarium montrent que les clients observateurs sont très attentifs à ce qu'ils voient. Si le service est bon, ils ont tendance à inviter le nettoyeur à interagir, si le service est mauvais ils ont tendance à renoncer à interagir avec le nettoyeur.

On peut alors penser que les poissons nettoyeurs sont sensibles au fait d'être observés; que, sous le regard du client suivant, ils vont donner un bon service pour que le client en question ne parte pas. C'est le cas : le service est meilleur lorsqu'ils sont observés... en général, car il y a des variations selon l'observateur. Si ce dernier est un résident, ils ne font pas d'effort particulier : puisqu'il s'agit d'un client captif, il ne risque pas de partir à la concurrence. En revanche, quand l'observateur est un visiteur, les labres redoublent d'efforts, ne mordent pas, massent le client : ils font en sorte de convaincre les visiteurs de la qualité générale de leur service.

Les aléas de la vie conjugale

labres_deparasitent_girelle.png Quand un labre mange du mucus, le gain lui revient, mais le coût (perte d'un client) est supporté par toute l'équipe de nettoyeurs (photo : des labres déparasitent une girelle dragon). Par conséquent, dans une station de type harem, le mâle est très attentif à ce que ses femelles soient très coopératives, et réprimande les mangeuses de mucus.

Cela a donné lieu à une anecdote amusante. C'est une femelle qui mord régulièrement les clients. Après l'avoir réprimandé plusieurs fois, son mâle décide de la chasser. Bannie, elle ouvre une station de nettoyage à quelques mètres de distance seulement, dans laquelle elle traite très bien ses clients car désormais, c'est à elle seule d'assumer les conséquences d'un mauvais service sur les affaires. Elle n'a, par contre, pas perdu son goût immodéré pour le mucus : elle fait régulièrement des virées dans son ancienne station pour mordre les clients de son ex-mâle. Elle fait donc la différence entre ses clients propres, qu'elle bichonne, et les clients de son ex, qu'elle malmène.

Conclusion

Il y a encore très peu d'études sur les mécanismes psychologiques qui sous-tendent ces comportements; par exemple on ne sait pas si les labres se représentent les pensées de leurs clients ou s'ils raisonnent uniquement sur la base de leur comportement observable. Les futures études nous en apprendront encore davantage sur la vie mentale des poissons.

Pour ce qui est des capacités mentales et de la sensibilité à la douleur, il n'y a pas lieu de faire de différence entre les poissons et les animaux terrestres. Les poissons ont droit à la même considération morale que les mammifères et les oiseaux, et devraient bénéficier de la même protection.

Pierre Sigler

"Ressemblez-nous donc un peu plus!", dessin de Insolente Veggie


[1] Griffiths, S. W., and A. E. Magurran. "Schooling Preferences for Familiar Fish Vary with Group Size in a Wild Guppy Population." Proceedings of the Royal Society B : Biological Sciences 264, no. 1381 (April 22, 1997) : 547-51.
[2] Griffiths, S W., and Anne E. Magurran. "Familiarity in Schooling Fish : How Long Does It Take to Acquire ?" Animal Behaviour 53, no. 5 (May 1997) : 945-49.
[3] Milinski, M., Pfluger, D., Kulling, D. & Kettler, R., Do sticklebacks cooperate repeatedly in reciprocal pairs ? Behavioral Ecology and Sociobiology, 27 (1990) : 17-21
[4] Par exemple : Croft, D.P., James, R., Ward, A.J.W., Botham, M.S., Mawdsley, D. & Krause, J., Assortative interactions and social networks in fish. Oecologia, 143 (2005) : 211-219.
[5] Helfman, G.S. & Schultz, E.T., Social tradition of behavioural traditions in a coral reef fish. Animal Behaviour, 32 (1984) : 379-384.
[6] Warner, R.R., Traditionality of mating-site preferences in a coral reef fish. Nature, 335 (1988) : 719-721.
[7] Grosenick, Logan, Tricia S. Clement, et Russell D. Fernald. "Fish can infer social rank by observation alone". Nature 445, no 7126 (25 janvier 2007) : 429‐432.
[8] Redouan Bshary, Andrea Hohner, Karim Ait-el - Djoudi, et Hans Fricke. "Interspecific Communicative and Coordinated Hunting between Groupers and Giant Moray Eels in the Red Sea". PLoS Biology 4, no 12 (2006) : e431.
[9] Redouan Bshary, « Machiavelian Intelligence » dans : Brown, Culum, Jens Krause, et Kevin N. Laland, éd. Fish cognition and behavior. 2nd ed. Fish and aquatic resources series 15. Chichester, West Sussex, UK; Ames, Iowa : Wiley-Blackwell, 2011.