Le 18 octobre 2023, PEA est devenue l’Observatoire du spécisme. Retrouvez-nous sur observatoireduspecisme.ch.

Les poissons, épilogue

« Bonsoir ? Oui, je peux vous aider ? Plus d’informations sur les poissons ?

Ah mais non, je suis désolé, les locaux de PEA sont fermés, je suis le balayeur.

Et puis vous savez les poissons c’est pas évident à expliquer ! Le taxon [entité de classification d’êtres vivants, regroupés selon des caractères en commun] des poissons est le plus vaste chez les vertébrés, comprenant plus de 60% d’entre eux. Les différences interspécifiques sont énormes et ces poissons sont tous éloignés par des millions d’années d’évolutions distinctes depuis leur séparation de notre ancêtre commun. Pour vous dire ! Le thon est plus proche de nous dans l’évolution qu’il ne l’est du requin et le poisson fossile coelacanthe est plus proche de nous qu’il ne l’est du thon. Y’a des poissons à sang chaud, à sang froid, ovipares, ovovivipares, vivipares, d’autres avec mâchoire mobile, sans mâchoire mobile, avec poumons, sans poumons, avec des jantes 19 pouces, sans jantes 19 pouces (en tout cas d’après mon cousin Jacky)…

merou.png Mais M. Sigler a déjà tout bien expliqué, ces histoires de poissons-nettoyeurs, c’est incroyable ! Et cette histoire de mérous et de murène ! Vous saviez, vous, que les mérous sont en plus capables de déterminer la qualité du travail coopératif d’une murène et de s’en servir pour ne requérir l’assistance que des meilleures ? Un peu comme mon patron somme toute.

D’ailleurs, souvent le mérou (photo) et la murène nagent en se touchant les flancs. Les poissons apprécient le contact entre eux et ils possèdent toute une série de sens qui me laisse baba. Beaucoup de poissons utilisent ce que les scientifiques appellent leur ligne latérale pour ressentir la pression de l’eau, et plusieurs espèces ont des capteurs/émetteurs électriques.

En plus, ils communiquent avec des sons très discrets que nous ne pouvons entendre qu’avec des instruments. Un peu comme Mylène Farmer, vous voyez ?

Une vie sociale épatante

Mais vous savez, ils ont également une vie sociale incroyable, si vous avez bien lu les textes précédents, vous devez déjà en avoir une bonne idée, mais c’est encore plus fou que ça. Parfois, chez les cichlides, certains membres qui ne se reproduisent pas aident une famille à protéger et élever les petits, ça évite de s’ennuyer, ils n’ont pas la télé. Les pauvres.

banc_poissons.png Ils ont tout un tas d’organisations surprenantes, par exemple certains poissons ont des techniques très spéciales pour déterminer la dangerosité d’un prédateur. Deux ou trois individus vont sortir de la protection qu’offre le banc de leurs confrères/consœurs et s’approcher du prédateur. En fait, ils vont mettre en place un dilemme de prisonnier, de type qu’est-ce que je vais faire par rapport à ce que l’autre va faire ?. S’engager alors une espèce de jeu de claquettes où l’un avance, attendant que l’autre en fasse de même, jusqu’à inspecter le prédateur avec le minimum de risque possible. Le plus surprenant est probablement que ces techniques sont mises en place principalement par des poissons qui se connaissent et qui ont déjà participé ensemble à ce genre d’activité, qui se font donc confiance. Moi je ne laisserai jamais mes balais à quelqu’un que je ne connais pas.

Lorsqu’ils sont pourchassés, certains poissons comme les demoiselles libèrent une substance d’alerte chimique qui permet de prévenir les autres, mais également d’appâter d’autres prédateurs. Plus y’a de prédateurs qui se dérangent mutuellement et plus on a des chances de s’en sortir (40% de chances de survie en plus).

Le mobbing existe également chez les poissons. Très fréquemment observé chez les oiseaux, le mobbing consiste en le harcèlement du prédateur par sa proie. Lors d’une expérience, les chercheur-euse-s ont pu observer un groupe de labres harceler une pieuvre jusqu’à ce qu’elle se cache dans son antre.

L'entraide et la négociation

Et les poissons s’aident, vous savez. Deux biologistes de l’université James Cook en Australie ont observé un comportement stupéfiant chez les poissons sigan. Lorsque l’un mange, l’autre surveille – littéralement – ses arrières ! Et vice-versa. Mettre en place ce type de négociation nécessite des capacités cognitives et sociales complexes.

Moi, la négociation c’était mon fort à l’école, je négociais pour tout. Mon point faible c’était les maths. Imaginez ma surprise quand j’ai appris que les poissons sont loin d’être nuls en maths. Ils savent compter sur de petites quantités et évaluer les grands nombres. Néanmoins, cette dernière aptitude vient avec la maturité et l’apprentissage social. Des études ont montré leur aptitude à compter de manière abstraite au moins jusqu’au chiffre quatre. Un autre truc incroyable ? Tous les individus n’utilisent pas les mêmes techniques.  Certains vont compter de manière abstraite, mais d’autres vont essayer de se simplifier la tâche en repérant plutôt la place que prennent les objets, ou la somme de leur surface. En fait ils n’utilisent les mathématiques abstraites que lorsque toutes les autres techniques ont échoué. Fainéants me direz-vous ? Sans l’ombre d’un doute : la plupart des primates utilisent peu ou prou les mêmes techniques. Tous les primates. Oui oui, même nous.

Les bien nommés poissons-archers

En parlant des mathématiques, à mort l’algèbre, vive la géométrie…Vous connaissez les poissons-archers ? Mais si ! Non ? Mais si ! Ah ? Franchement faudrait sortir un peu plus, m’enfin c’est qu’mon avis.

archers Les poissons-archers (photo) sont des poissons capables de cracher un jet d’eau à haute pression afin de faire tomber une proie – souvent un insecte sur une plante – dans l’eau (contrairement au poisson-hachette qui, lui, saute directement hors de l’eau pour faire tomber la proie). Avec l’expérience, ils acquièrent une précision redoutable. Il faut quand même garder à l’esprit que les poissons-archers doivent prévoir l’indice de réfraction de la lumière quand ils visent. Plus fort encore, selon les circonstances (par exemple les changements de température ou de pression) cet indice varie…Les poissons-archers doivent donc apprendre à modifier leur tir et prévoir tous ces changements de façon dynamique. Mieux ? Ils sont capables avec l’entrainement de toucher une cible en mouvement – et même sans s’exercer, en observant simplement de façon attentive comment un autre poisson réussit dans cet art ! La concurrence sur les proies est souvent rude et les poissons-archers doivent mettre en place ces aptitudes géométriques redoutables tout en faisant preuve d’une capacité d’anticipation fulgurante. Ils doivent prendre en compte la distance du point d’impact, la vitesse et direction de la chute afin d’être les premiers à l’arrivée. Les plus forts sont même capables de sauter hors de l’eau pour attraper cette proie avant qu’elle ne touche la surface.

Les plus rapides à la comprenette

La capacité de prévision des poissons a été testée à la Georgia State University d’Atlanta.

À vrai dire, l’expérience consistait à comparer cette capacité chez les orangs-outans, les capucins et des poissons-nettoyeurs. L’expérience consistait à présenter à chaque sujet deux récipients de deux couleurs différentes avec de la nourriture. Le premier permanent, et le second temporaire (il était retiré au bout d’un certain laps de temps). Le but du jeu était de voir qui allait comprendre le plus vite son intérêt à privilégier le récipient temporaire sur le permanent. Eh bien devinez quoi ? Les poissons ont compris en premier ! Un des expérimentateurs a réalisé la même expérience avec sa fille de quatre ans placée devant deux assiettes de friandises beaucoup trop grasses pour elle (m’enfin c’est que mon avis). Au bout de 100 essais, il abandonna devant l’incapacité de sa fille à apprendre à manger l’assiette temporaire en premier. Les enfants c’est plus ce que c’était. Ils apprenaient mieux quand c’étaient des poissons.

Pendant ce temps-là, l’expérience battait son plein et les chercheurs décidèrent d’inverser les deux couleurs. Le temporaire devenait permanent, et le permanent devenait temporaire. Bien entendu, ici, l’orang-outan…se fit dépasser par le poisson qui fut à nouveau le premier à trouver la solution.

La petite fille était encore en train de peiner sur le premier test, ils n’ont pas jugé bon de la soumettre à celui-ci.

Architectes et constructeurs

Vous saviez également que certains poissons font des nids ? Enfin des nids, honnêtement il y a des cas où c’est presque l’Atlantide ! Les mâles exoglossum sélectionnent plus de 300 petites pierres de taille identique récoltées alentour. Avec tous ces matériaux de construction, ils mettent leur salopette et construisent un monticule de trente-cinq centimenètres de large pour 10 cm de haut.

Pas impressionnés ? Ok, on ajoute la truelle et un autre cyprinidé construit des dômes de 10 000 cailloux.

Non ? Ok, vous l’avez cherché. Je rajoute le casque de chantier et les chaussures de sécurité. Des poissons de la mer Rouge appelés hoplolatilus utilisent du corail pour réaliser leurs constructions. Ils récupèrent des morceaux de trois à cinq centimètres et les empilent pour créer des édifices pouvant attendre trois mètres de large sur un peu moins d’un mètre de haut.

Certaines espèces utilisent également des plantes. Les techniques de construction de nid chez les poissons sont flexibles et dépendent des situations et des éléments disponibles.

L’utilisation de matériaux est fréquente et peut clairement se rapprocher de l’utilisation d’outils. On atteint ici les limites de ce que les scientifiques appellent l’utilisation d’outils puisque dans la définition usuelle, il faut pouvoir attraper l’objet. Pas pratique avec des nageoires. Néanmoins, si nous refusons une telle restriction sérieusement discriminante, de nombreux poissons font preuve de capacités d’utilisation de leur environnement pouvant largement être considérées comme une utilisation d’outils.

chichlide.png Chez certains cichlides d’Amérique du sud (photo), on retrouve un comportement étonnant : ils collent leurs œufs à des feuilles, de manière à les utiliser comme tablettes afin de les transporter en cas de nécessité. Chez d’autres poissons utilisant cette technique, on constate qu’ils sélectionnent les feuilles les plus simples à déplacer...L’utilisation de jets d’eau telle qu’on la retrouve chez les poissons-archers ou chez certaines raies peut également être considérée comme une utilisation d’outil en se servant de l’eau dans laquelle ils baignent comme d’un matériau.

Une observation récente a montré un choérodon se servant d’une grosse pierre comme d'une enclume pour ouvrir les coquillages. Cette activité semble fréquente chez lui si l'on se fie au nombre de coquilles vides sur le lieu. Le poisson s’approche avec le coquillage dans la bouche et, avec des mouvements rapides, le frappe à gauche et à droite sur l’enclume. Une autre espèce de choérodon possède une technique légèrement différente : les poissons lâchent le coquillage quelques instants avant l’impact. Les labres à tête jaune utilisent également une technique assez proche. On peut d’ailleurs repérer des stations de nourrissage où les individus apportent des oursins, des coquillages, etc.

Une expérience menée chez une famille de labre a consisté à leur donner à manger des morceaux de nourriture trop gros pour être ingérés. Ils se sont rapidement mis à utiliser une enclume pour les briser en morceaux plus faciles à manger. Ce comportement est très répandu chez ces poissons et il semblerait qu’il soit apparu indépendamment chez trois des neuf familles de labres.

Les balistes, eux, soufflent sous les oursins pour les retourner et accéder ainsi à la partie inférieure, plus vulnérable. Un scientifique travaillant sur les récifs coralliens a observé cinq balistes différents saisir des oursins par les piques, les monter à la surface et, pendant leur lente retombée vers le fond marin, en manger l’intérieur à présent accessible. Il n’a jamais revu ce comportement malgré des années d’observation des poissons coralliens.

Les cabillauds et la prothèse

Encore plus surprenante est cette découverte chez les cabillauds.

Les chercheurs avaient mis au point une expérience où les cabillauds devaient tirer une ficelle pour obtenir de la nourriture par un mécanisme automatique situé en haut de l’aquarium. Afin de les reconnaître individuellement, ils étaient équipés d’une étiquette munie d’une petite perle de couleur vers leur nageoire dorsale. Un premier cabillaud a accroché la ficelle par erreur avec sa perle, déclenchant ainsi le mécanisme.

Par la suite plusieurs d’entre eux firent la même découverte et utilisèrent cette technique pour accéder plus vite à cette source de nourriture. Ces poissons ont ainsi su utiliser une prothèse qui leur était invisible afin de déclencher le mécanisme. Cette innovation technique semble présenter l’avantage de pouvoir continuer à garder le dispositif en vue pour arriver le premier lorsque la nourriture est délivrée.

Tout un monde subjectif encore à découvrir

poisson pomme de pin Enfin, vous savez, il doit y avoir environ 35 000 espèces de poissons (photo  : un poisson pomme de pin) et on ne comprend encore presque rien à leurs comportements. Leur cerveau reste en grande partie un mystère et nous ne savons pas expliquer grand-chose de ce qui fait leur monde subjectif. Ils sont sensibles, dotés d’une intelligence propre, et certains tests montrent qu’ils font bien la différence entre un reflet dans un miroir et un autre poisson, de même qu’ils sont capables de reconnaître leur propre odeur, leur position dans leur groupe social, leur famille, leurs ennemis. Ils peuvent utiliser des outils, compter, se protéger, coopérer entre espèces, construire des édifices, prévoir les changements futurs, s’apaiser mutuellement, négocier, etc. Il existe une bien plus grande diversité encore chez les poissons que chez les mammifères et pourtant nous n’avons d’eux qu’une vision incroyablement réductrice. Des récifs coralliens aux mangroves en passant par les grands fonds, nous ne connaissons pour ainsi dire rien, rien de ces milliards de vies que nous prenons chaque année sans nous en soucier un instant.

Enfin vous savez, moi pour ce que j’en dis, je ne suis que le balayeur… Va falloir y aller en revanche, je vais devoir éteindre.

Au fait, vous saviez que les poissons font la différence entre Bach et Stravinsky ?

Sébastien Moro


Vidéo : l'utilisation d'un outil par un poisson choérodon